L’interview étoilée de Gilles GOUJON

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Au cœur de l’Auberge du Vieux Puits, Gilles Goujon, chef triplement étoilé et reconnu Meilleur Ouvrier de France, orchestre une symphonie culinaire où chaque plat résonne d’émotions profondes et d’une authenticité rare. Lors de notre échange, sa voix s’est faite le reflet d’une passion brûlante, celle d’un homme
profondément sensible et humain. Dans sa cuisine, chaque saveur est une ode au terroir, un hommage vibrant aux producteurs locaux qui cultivent l’excellence au quotidien. Ce ne sont pas seulement des plats que Gilles Goujon crée, mais des histoires qu’il raconte, empreintes de la terre qu’il chérit et des souvenirs qu’il perpétue. Sa quête incessante de perfection se révèle dans l’attention méticuleuse qu’il porte au détail, une rigueur qui lui a valu les distinctions les plus prestigieuses. Au fil des années, sa table est devenue un lieu de pèlerinage pour les amoureux de la gastronomie, un espace où la cuisine atteint des sommets d’émotion pure. Ceux qui ont le privilège de goûter ses créations parlent d’expériences transcendantales, où le simple acte de manger devient un moment de pure émotion, réveillant des souvenirs enfouis. Gilles Goujon touche l’âme, enveloppant chaque convive dans un écrin de saveurs qui murmure des histoires d’un temps suspendu, pour d’inoubliables instants.

Toques Blanches Roussillon-Occitanie : Des souvenirs de cuisine, vous devez en avoir des milliers en tant que chef, mais moi, il y a une question que je me pose, votre premier souvenir culinaire remonte sûrement à l’enfance, mais quel est-il ?

Gilles GOUJON : Les patates brûlées de ma mère. Elle vivait seule avec ses enfants, elle courait partout. Elle nous faisait la cuisine comme elle pouvait. À un moment donné, les pommes de terre dans la cocotte, elles avaient un côté qui était un peu plus foncé ! À chaque fois, on entendait “Mince ! Elles ont accroché !” Mais moi, j’adore ça. Finalement, elles sont devenues presque une madeleine de Proust.

Vous travaillez en famille…

Oui il y a mes deux fils. Axel et Enzo, et Paul. Il est presque de la famille. Les garçons ont été élevés ensemble.

Quand on a eu autant de distinctions et de récompenses dans une carrière,
qu’attend-on de la suite ?

D’abord, ne pas perdre ce combat. Les Trois Étoiles. Le titre de Meilleur Ouvrier de France…
il faut s’en montrer digne et être fier de cela. Aujourd’hui, je suis beaucoup dans la transmission du savoir et la transmission avec mes enfants. Leur enseigner l’excellence. C’est quelque chose de très important. Même si l’on dit que l’excellence ne s’apprend pas, il faut avoir le caractère pour cela. J’ai ce côté jusqu’au-boutiste où vraiment je vais dans les détails, partout.

Vous êtes connu pour cela, oui…

J’aimerais que mes enfants soient pareils, mais personne ne peut être comme moi. Chacun a son “truc”. Ici, j’ai eu 250 apprentis formés, 250 ont réussi. Zéro échec. Enfin un, mais c’est la théorie qu’il a échouée. La théorie, cela n’est pas mon domaine. (Rires)

Cela a toujours compté pour vous finalement…

Oui, même avant d’être Meilleur Ouvrier de France, mais une fois que tu l’es, tu le dois
encore plus. Il faut leur expliquer que c’est dur, de vouloir être Meilleur Ouvrier français. C’est dur, de vouloir gagner des étoiles. On ne réussit pas toujours du premier coup, il faut parfois recommencer, faire, défaire, jusqu’à l’excellence. Avoir un genou à terre, se relever.

Il y a une autre chose pour laquelle vous êtes connu, c’est votre amour pour le terroir et les bons produits. Pourquoi est-ce important, finalement, de le défendre ?

J’ai découvert réellement les produits chez Roger Vergé. Je viens de gagner le concours des meilleurs apprentis. J’ai dix-huit ou dix-neuf ans. Je vois des choses que je n’ai jamais vues, des produits exceptionnels. Je découvre la qualité d’un bon foie gras, la différence entre un beau poisson et un excellent poisson. J’apprends la qualité, le produit, la provenance. Et en même temps j’apprends la géographie, madame (Rires). L’origine des produits. Et clairement cela me passionne et cela ne me quittera plus. Il a beaucoup compté dans ma carrière. C’est mon père spirituel. Il m’a marqué au fer rouge. Quand j’arrive ici, je ne connais pas bien ce terroir, donc j’apprends. Il n’est d’ailleurs pas
si facile et il ne s’ouvre pas forcément au premier venu. Je rencontre les paysans. Quand j’arrive au marché, ils me regardent tous avec des yeux un peu bizarres. C’est un peu fou. Personne ne va au marché. Je suis le seul restaurateur à aller acheter mes légumes plus cher. Cela m’a pris cinq ans pour tisser ma toile d’araignée, pour être accepté et créer une forme d’amitié avec eux.

Si vous deviez choisir un plat qui vous représente, quel serait-il ?

Je vais vous surprendre, car nous ne parlerons pas de viande mais de poisson : la bouillinade d’anguille. C’est également l’un de mes plats de référence. Autrefois, je parcourais souvent de longues distances pour en déguster une bonne près de l’étang de Salses, où les vrais pêcheurs utilisaient encore leurs filets… Ces moments étaient des points forts de l’année, où l’on passait des journées extraordinaires autour de ce plat, avec des pommes de terre et du pain grillé aillé. Au fil des années, ils se sont même mis à faire
des produits pour moi. Il y a un gars qui compte énormément là-dedans. C’est Jean-Baptiste. C’est lui qui me fournit les œufs, le fromage de chèvre et les chevreaux en ce moment. Maintenant, c’est devenu un ami proche. Mais au début, c’est lui qui m’a ouvert les portes.

Et alors pourquoi est-ce important ?

En ce qui me concerne, je n’ai pas suivi un effet de mode. Ce que je vous raconte s’est passé il y a plus de 30 ans et croyez-moi à l’époque, ce n’était pas un sujet qui intéressait. J’ai toujours pensé “produit”, circuit court parce que je veux voir, je veux toucher, voir les veaux, leur taper le cul ! (Rires) Je pense savoir-faire, proximité. Je pense que je suis et que j’étais déjà dans le vrai. J’ai cette fierté-là de m’être infiltré là-dedans, avant tout le monde, sans le savoir. C’était assez naturel.

Quand la première étoile arrive, qu’en pensez-vous ?

La première, j’étais en colère. J’étais satisfait mais en colère. Je pense que cela fait au moins deux ans qu’on la mérite. Je ressens un peu d’injustice. Ce que je recommande toujours aux jeunes quand cela arrive, c’est surtout de ne pas devenir aigri.
Parce que c’est la mort du petit cheval. C’est ainsi que cela commence. On a pleuré. Donc
je suis content, bien évidemment. Mais je n’ai pas d’effusions de joie. Quand arrive la deuxième étoile, c’est quand même différent. On a des signes avant-coureurs. J’ai eu plusieurs fois dans l’année des inspecteurs du guide.

Depuis deux ans, on parle de nous. Nous, nous ne pensons qu’à cela. Nous avons beaucoup
douté. Le guide sortait le samedi. Le vendredi soir, j’avais des amis qui étaient là. À la fin du service, j’ai dit “ je n’ai pas eu d’appel, les gars”. Ça ne sent pas bon. Je vais ramasser les gars à la petite cuillère et je n’en aurai pas la force. J’ai dû dormir trois heures. Le lendemain, 7h45, je suis au restaurant. Pas de mail, pas de fax… Et puis je reçois un message de JeanFrançois Mesplède “Bravo, mes félicitations pour cette brillante deuxième étoile tellement méritée. Téléphonez-moi pour qu’on en parle”. Là, je ne fais que pleurer. Je suis incapable d’assumer ! La troisième étoile, c’est encore autre chose. C’est la consécration, c’est un truc de fou, c’est mon rêve de gamin. Depuis l’âge de dix-sept ans, je ne pense qu’à ça. C’est incroyable.

Votre cuisine, elle a quelque chose de sacré, d’émotions pures. Dans mes différentes interviews, j’ai souvent l’occasion de demander aux personnes que je rencontre quels sont leurs plus beaux souvenirs de gastronomie. Vous êtes très souvent cité. Ce qui est encore plus touchant, c’est le témoignage de personnes qui pleurent en découvrant votre cuisine.

Que ressentez-vous ?

Pour être honnête, pendant longtemps quand j’entendais qu’il y avait eu des personnes qui
pleuraient pour un plat, je me disais “quand même” … Et puis un jour, je suis à Shanghai,
mon fils travaille là-bas et je vais manger chez Nicolas Le Bec. Arrivent des petits pots au
chocolat. Je suis là, en pleine conversation, et je pleure.

Cela vous est donc arrivé…

Je suis une grande gueule, je parle beaucoup, et là d’un seul coup, je ne dis plus un mot et
je pleure. Ce pot, il m’a renvoyé à l’époque où j’avais dix ans. J’avais encore mon père, ma mère confectionnait des petits trucs au chocolat. J’ai retrouvé ce goût-là. Mais je ne l’ai pas fait exprès, je n’ai pas pensé à ma mère, c’est sorti. Et là, j’ai compris que c’était possible. Alors cela m’émeut beaucoup, oui, que des personnes pleurent avec ma cuisine.

Dans votre cuisine, il y a une émotion brute, presque naïve. De la poésie, même.
Beaucoup de technique, évidemment. Comment fait-on pour préserver cet équilibre après toutes ces années ?

Je suis un grand malade. Je ne vis que pour ça. Je me souviens d’une anecdote. C’était
un dimanche soir, j’avais passé la journée en cuisine au restaurant. Je suis arrivé à la maison vers 20h30. J’étais encore en tenue, j’ai allumé le four, et j’ai commencé à préparer à manger pour mon frère, pour ma belle-sœur, pour mes enfants et pour ma mère aussi. Ma belle-sœur, qui était assise, m’a regardé et elle m’a dit “tu es quand même un grand malade”. J’ai rétorqué “pourquoi ?” “Mais tu ne te rends pas compte ? La cuisine, chez toi, c’est sûr, c’est maladif. Tu es à peine arrivé, tu as à peine dit bonjour, que tu es déjà en train de cuisiner”. Et là, j’ai compris qu’elle avait raison. Quelles sont mes passions ? La cuisine, il n’y a rien d’autre.

Si vous pouviez parler à l’enfant que vous étiez, que lui diriez-vous ?

J’ai une colère en moi depuis l’âge de dix ans. Depuis la mort de mon père. La blessure n’est pas fermée. Je souffre mais je vis avec. Je me suis construit avec. Dans ma souffrance, je me suis dévalorisé. Je ne m’aimais pas, je n’aimais pas les adultes. J’étais en guerre. Et c’est aussi pour cela que je pense que la cuisine est “maladive” chez moi, c’est un peu ma fuite en avant. C’est sûrement aussi pour cela que j’ai longtemps été un peu soupe au lait, de moins en moins en vieillissant. J’ai eu la réputation d’être un peu
gueulard et coléreux. J’ai déjà pleuré en cuisine parce que le résultat n’était pas celui que je souhaitais ! (Rires) Ce sont mes casseroles.

La paix, comment la trouve-t-on ?

Avec ma femme. Quarante et un ans de mariage. Noces de fer cette année. Pour vous répondre, je me dirais simplement, “Ça va aller, petit”.